L'ultraliberalisme existe-t-il ?

Dans la famille libérale, il existe des extrémistes : les ultralibéreaux. Il est facile de définir l'ultralibéral : c'est celui qui met la liberté individuelle au-dessus de tout et n'accepte de la limiter que si elle menace la liberté d'autrui. Pour l'ultralibéral, la libre activité de chacun concourt au bien-être de tous, tandis que toute limitation nous éloigne de ce même bien-être. Ce qui revient à nier les rapports de force qui, dans toute société, risquent de faire des faibles la proie des forts. C'est en cela que l'ultralibéralisme est un extrémisme : selon lui, la bonne société résulte du marché et de lui seul, et l'intervention publique, quand bien même elle s'appuierait sur des mobiles généreux, est forcément négative.

Ce courant a été illustré depuis deux siècles par un certain nombre d'économistes et connaît aujourd'hui un net renouveau. Pour l'essentiel, ce qui le caractérise tient en quatre points : le marché permet à chacun d'obtenir son dû ; modifier cette répartition contribue à bloquer le progrès ; les prélèvements publics ne sont pas seulement inefficaces, ils sont aussi illégitimes ; enfin, l'intervention publique dans l'économie est toujours désastreuse : seul le marché est capable de trouver les bonnes réponses.

Les justes inégalités du marché

On se souvient sans doute de la célèbre apostrophe de Lacordaire, le dominicain qui avait prêché le carême à Notre-Dame de Paris en 1850 : "entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui affranchit." Il constatait, comme beaucoup, l'effroyable misère de bon nombre des ouvriers de l'industrie naissante, le travail des enfants dans les mines, les conditions de vie désastreuses d'un prolétariat surexploité. Pas du tout ! rétorque Henri Lepage : ''la qualité désastreuse des conditions de vie des masses urbaines du début du siècle en Angleterre était moins due aux effets de l'industrialisation rapide (…) qu'à la politique fiscale des gouvernements britanniques." Le marché était - et est toujours - un contre-pouvoir qui protège le faible contre le fort : "l'employé est protégé contre la coercition du patron parce qu'il y a d'autres employeurs pour lesquels il peut travailler", expliquer ainsi Milton Friedman. Il permet à chacun de recevoir son dû. L'exploitation, les rapports de force, la violence exercée par ceux qui possèdent sur ceux qui ne possèdent pas, tout cela, à leurs yeux, est forcément borné par le marché et la concurrence entre les employeurs, qui contraint ces derniers à lâcher du lest, à faire profiter leurs salariés des gains d'efficacité dont ils sont responsables.
Les inégalités issues du marché ne peuvent donc pas être injustes : elles sanctionnent les apports effectifs de chacun. Tenter de modifier cette donne, c'est fausser cette information importante. Si Bill Gates gagne en une journée ce que Paulette Dupont, qui fait trois heures de ménage par jour dans un grand hôtel, gagnerait en 5 000 ans, c'est que Bill apporte à la création de richesse collective un million de fois plus que Paulette. Prendre à Bill pour donner à Paulette, comme le souhaitent ceux qui raisonnent en termes de justice sociale, c'est inciter Paulette à rester femme de ménage, alors que son intérêt, et celui de la société tout entière, c'est de suivre le chemin de Bill. Ainsi naît la civilisation, nous dit Friedrich Hayek : "C'est la soumission de l'homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d'une civilisation qui sans cela n'aurait pas pût se développer : c'est par cette soumission quotidienne que nous contribuons à construire quelque chose qui est plus grand que nous pouvons le comprendre". Comme les enfants, les adultes ont besoin d'être grondés ou récompensés pour apprendre les bonnes manières ; c'est le prix à payer pour que la civilisation progresse. La société humaine fonctionne par tri et erreur et, en récompensant certains tout en punissant d'autres, montre à tous le chemin du progrès. Le marché finit toujours par sélectionner les meilleures solutions dans des impasses, c'est par insuffisance de marché, jamais par excès.

L'enfer, c'est l'état

Comment fait Paulette Dupont pour vivre avec 300 euros par mois ? Et sa sœur, qui cherche du travail sans succès depuis que Moulinex l'a larguée à 49 ans ? Si Friedrich Hayek ou Milton Friedman acceptent le principe d'une aide publique pour empêcher les nécessiteux de mourir de faim, Pascal Salin s'y refuse : "la charité obligatoire n'est pas de la charité, et on ne peut guère la qualifier autrement qu'en l'appelant du "vol", puisqu'elle est une atteinte aux droits de propriété". Ce que j'ai gagné est à moi. Il n'est donc pas question qu'on me le prenne. A la rigueur, si je veux bien !, j'en donnerai un peu aux pauvres. Prendre aux uns pour donner aux autres, ce n'est pas seulement du vol a, c'est le début de la fin de la société, comme l'expliquait Frédéric Bastiat dans ses Harmonies économiques : "sous le philanthropique prétexte de développer entre les hommes une Solidarité factice, (…) on trouble les liens de l'industrie et de l'échange, on violente le développement naturel de l'instruction, on dévoie les capitaux et les bras, on fausse les idées, on enflamme les prétentions absurdes, on fait briller aux yeux des espérances chimériques, on occasionne une déperdition inouïe de forces humaines, on déplaces les centres de population, on frappe d'inefficacité l'expérience même, on donne à tous les intérêts des bases factices". Bref, la barbarie nous guette. Soyez doonc responsables, disent les ultralibéraux aux exclus, aux malades, aux chargés d'enfants et aux vieux : assurez-vous. Et s'il meurt quelques imprévoyants ou impécunieux, cela servira de leçon aux autres !
De toute façon, l'Etat, quoiqu'il fasse est inefficace. Non seulement parce que, ce qu'il fait, il le fait mal - moins bien, en tout cas que le marché - mais surtout parce qu'il engendre des effets pervers et aggrave le mal au lieu de produire du mieux. Veut-il protéger la sécurité routière en limitant la vitesse ? Il attente à la liberté des conducteurs qui, contraints de ''regarder très souvent [leur] compteur de vitesse et [de] déceler la présence d'un radar au bord de la route", réduisent leur attention et sont davantage victimes d'accidents, nous dit Pascal Salin. L'Etat est forcément un éléphant dans un magasin de porcelaine. La seule solution est de remplacer les règles publiques par le marché, incomparable juge de paix. Un marché des bébés ou des mères porteuses plutôt que des procédures d'adoption qui favorisent la corruption, un marché de la greffe d'organes ou du sang plutôt que des dons aléatoires… "La démocratie représente une régressions formidable de la liberté lorsqu'elle réduit le marché libre", puisqu'un courte majorité peut imposer se loi aux autres, affirme Pascal Salin.
La problématique ultralibérale est donc simple : il existe un "grand horloger", le marché, qui sélectionne les meilleures solutions, donne à chacun son dû et l'incite à être le plus efficace possible. Mais, hélas ! il existe aussi un "grand autre", l'Etat, qui, en imposant ses règles, fait la bête en croyant faire l'ange et masque son inefficacité derrière un jargon social ou démocratique. Le premier produit le bien, le second le mal. Chaque pas dans la voie du marché est une progression, chaque limitation du marché une régression : "la main invisible a plus fait pour le progrès que la main visible pour le retour en arrière", écrit Friedman. Les crises, le chômage, l'inflation, les paix sociaux : la faute à l'Etat, forcément, qui gaspille et empêchent les mécanismes régulateurs de jouer. nous sommes dans l'univers du western ou de la bande dessinée, avec des bons qui sont parfaits et des méchants qui sont atroces. La société, heureusement, est un peu plus complexe que ces caricatures affligeantes.

Daniel CARDOT (Alternatives économique, hors-série "le libéralisme", 1er trimestre 2002)