Pour Bablubai, il est déjà trop tard. Le laitier de l'Orya Basti n'offrira plus jamais son lait aux enfants rachitiques. Dès la mort du taureau Nandi et de son troupeau, il à quitté le banquet pour se précipiter vers son étable d'où l'appelaient les beuglements de ses bufflesses. Couchées pour ruminer comme à leur habitude, les dix-sept bêtes venaient d'être atteintes de plein fouet par une petite nappe progressant au ras du sol, plusieurs avaient déjà succombées. Bouleverser, Bablubai couru jusqu'à sa hutte pour sauver son fils nouveau-né et sa femme Boda. Bablubai se penche pour saisir son enfant. Une bouffée de vapeur se trouve tout juste à cet endroit. Elle paralyse instantanément la respiration du laitier qui s'écroule, foudroyé par une syncope, sur le corps de son bébé sans vie.
De semblables paralysies respiratoires arrêtent brutalement plusieurs invités dans leur fuite. Un autre petit nuage verdâtre chargé d'acide cyanhydrique s'est faufilé dans la hutte de la vieille Prema Bai. Il tue la sage-femme à l'instant où elle s'allonge sur son charpoy. Dans la hutte voisine, Prodip et Shunda, les grands-parents de Padmini, succombent eux aussi en quelques secondes. De tout les gaz qui composent la masse toxique, l'acide cyanhydrique et l'un des plus meurtrier. Il bloque instantanément l'action des enzymes respiratoires qui transportent l'oxygène du sang au cerveau, provoquant la mort cérébrale immédiate.
L'une des premières victimes de la nappe rampante est le cul-de-jatte Rahul sur sa planche à roulettes. À cause de sa solide constitution, il ne meurt pas sur le champ mais après une agonie de plusieurs minutes. Il tousse, suffoque, crache des caillots noirâtres. Des spasmes secouent ses muscles, ses traits se contractent, il arrache ses colliers et sa chemise, gémit, réclame à boire, et bascule finalement de sa planche pour se traîner à terre dans un dernier effort pour respirer. Celui qui a toujours été l'infatigable soutien moral de la communauté, qui a tant de fois apaisé les craintes de ses compagnons des misère, n'est plus qu'un corps inanimé aux yeux révulsés.
Réveillés en sursaut par les appels et les cris, ceux qui n'assistaient pas au mariage et dormaient hors de leur hutte, affolés. Pour la première fois, des musulmanes apparaissent à visage découvert. De toutes les ruelles surgissent des charrettes encombrées de vieillards et d'enfants, mais très vite les hommes entre les brancards suffoquent, et s'effondrent. Incapables de se relever, ils restent affalés dans leur vomissures. Des fillettes et des jeunes garçons perdu s'accrochent aux fuyards. De nombreux habitants vont se réfugier dans le petit temple Hanuman, dieu singe, ou la petite mosquée débordant bientôt d'une foule désemparée. Dans leur affolement, des hommes et des femmes abandonnent des membres de leur famille dans les huttes, un geste qui les perdra souvent alors qu'on retrouvera vivants ceux qu'ils avaient laissés derrière eux. Car les gaz font plus de victimes chez ceux que le mouvement oblige à une intense respiration que chez ceux qui restent immobiles.
D'autres, tel que le cordonnier et le tailleur, s'assurent, avant de s'enfuir, qu'il ne reste plus personne dans les logis de leur ruelles. C'est ainsi qu'ils découvrent dans l'une d'elles le vieux Mullah à barbiche. Persuadé qu'Allah a décrété la fin du monde pour cette nuit, le saint homme s'est agenouillé sur son tapis de prière et lit des sourates du coran à la lumière d'une lampe de Carbide.
Dans l'obscurité empuantie d'odeurs fétides, les gens appellent leurs époux, leurs enfants, leurs parents. Pour tous ceux que les éffluves délètèrent ont rendus quasiment aveugles, crier un nom devient le seul moyen de retrouver un être cher. Celui de Padmini traverse la nuit sans interruption. Dans la débandade, l'héroïne de la soirée s'est brusquement trouvée séparée de son mari, de sa mère et de son frère. Devenue elle aussi presque aveugle, emportée par le torrent humain, Padmini n'entend pas les cris qui l'appellent. Bientôt, ces cris cessent, car, sous l'effet des gaz, les gorges s'étranglent, les poumons s'étouffent, plus personne ne peut articuler un son. En proie à d'atroces douleurs du thorax, des malheureux tentent de se soulager en comprimant leur poitrine de toutes leurs forces. Victimes d'oedèmes pulmonaires foudroyants, beaucoup vomissent un liquide mousseux strié de sang. Quelqu'uns, plus atteints, crachent des flôts rougeâtres. Les yeux exorbités, les cloisons nasales perforées, les oreilles sifflantes, leurs visages cyanosés innondés de sueur, la plupart s'écroulent au bout de quelques pas. D'autres encores, frappés de palpitations, de vertiges, de syncopes, s'affalent sur le seuil même des huttes qu'ils voulaient quitter. Certains deviennent brusquement violets et se mettent à tousser de façon effroyable. Leurs quintes de toux emplissent la nuit d'un sinistre concert.
Dans ce chaos, un homme et une femme marchent péniblement
à contre-courant . Après avoir donné le signal du sauve
qui peut, Belram Mukadam a décidé de revenir en arrière.
Il ramène son épouse jusqu'à leur hutte. La mère
de ses trois enfants veut mourir chez elle. Souffrant d'abominables douleurs
dans leventre, ne parvenant plus à réspirer, la pauvre femme trébuche
sur les corps qui jonchent les ruelles. Arrivée devant sa hutte, elle
se retourne pour chercher son mari. Elle s'aperçoit alors que le dernier
corps sur lequel elle a buté est celui de Belram. A demi aveugle, elle
ne l'a pas vu tomber. Le pionnier de l'Orya Basti, celui qui a dessiné
du bout de sa canne le tracé de chacune des huttes, celui qui pendant
25 ans a été le protecteur des pauvres, qui a restautré
leur dignité, qui s'est battu pour leurs droits, la figure légendaire
de la tea-house vient d'être à son tour foudroyé par les
gazs de Carbide.
Beaucoup d'habitants sont convaincus que les portes les fenêtres peuvent
arrêtrer les gaz. Ils cherchent à se réfugier dans les maisons
en dur. La plus proche est celle du parrain Munné Babba. Avec ses deux
étages en maçonnerie, elle émerge du désastre telle
une forteresse. Persuadé que la nappe gazeuse rampe au niveau du sol,
le vieil homme s'est réfugié au deuxième étage avec
sa famille et ses meilleurs coqs de combat. Dans l'affilement, Yagu, le vainqueur
du duel de ce dimanche, a été oublié. Terrassé par
les vapeurs toxiques, il gît, les poumons éclatés, dans
le salon du rez-de-chaussée.
Le parrain fait acceuillir les rescapés par ses serviteurs et ses gardes
du corps. Cette arrivée déclenche de merveilleux gestes de générosité.
Le fils ainé de Munné Babba prend dans ses bras une petite fille
qui respire à peine et la dépose délicatement sur le charpoy
de sa chambre. Les femmes de la maison se défont immédiatement
de leurs voiles de mousseline et accomplissent spontanément un geste
apaisant. Elles trempent l'étoffe dans une cuvette d'eau et appliquent
sur les yeux en feu une compresse fraîche. L'épouse du parrain,
une plantureuse matrone aux bras tintinabulant de bracelets, éponge le
sang qui coule des lèvres, distribue des verres d'eau, réconforte
les uns et les autres. Munné Babba aide, lui aussi, tenant dans ses doigts
bagués d'or des assiettes de biscuits et de friandises que n'oublieront
jamais les rescapés de cette nuit d'apocalypse.
Toutes les maisons en dur qui bordent les bidonvilles ne seront pas aussi accueillantes. Ganga Ram et Dalima ont choisi de s'enfuir en longeant la voies ferrée qui mène à la gare de Bhopal. Ganga Ram est persuadé de trouver refuge un peu plus loin dans l'une des villas habitées par des employés des chemins de fer. Il frappe à la porte de la première mais ne reçoit pas de réponse. Craignant d'être rattrapé par la vague de gaz, il n'hésite pas à casser le carreau d'une fenêtre pour sauter à l'interieur. C'est alors qu'une série de détonations retentit. Se croyant victime d'un cambrioleur, le propriètaire, ignorant encore qu'un accident a eu lieu à l'usine, a déchargé son revolver. Heureusement, dans l'obscurité, il a raté sa cible.
L'horreur. L'indicible. Poussée par le vent,
la vague gazeuse rattrape un peu partout le flot humain qui tente de lui échapper.
Devenus fous, des gens courent en tous sens, vêtements arrachées,
voiles déchirés, à la recherche d'une bouffé d'air
respirable. Certains, dont les poumons sont en train d'éclater, se roulent
à terre dans d'atroces convulsions. Partout les morts au teint verdâtre
côtoient les agonisants secoués de spasmes dont la bouche crache
un liquide jaunâtre.
Dans cet enfer, une vision hallucinante frappe le réparateur de vélo
Salar. Alors qu'il arrive au coin de Chola road, il manque d'être renversé
par un cheval blanc, bridé et sellé comme pour une fête.
A travers le voile gazeux qui lui brûle les yeux, il reconnaît la
jument blanche que chevauchait tout à l'heure Dilip, le fiancé
de Padmini, en se rendant à la cérémonie de son mariage.
Les yeux injectés de sang, les nasaux fumants de vapeurs brulantes, la
bouche écumante de vômissures verdâtres, l'animal détale,
revient au galop, s'arrête brusquement, pousse un hennissement déchirant
et s'écroule.
De toutes les scènes insolites qui peuplent cette nuit d'horreur, une
en particulier marquera les quelques survivants : la fuite éperdue d'un
gros sikh en caleçon et maillot de corps s'époumonant derrière
une carriole lourdement chargée. Rien n'aurait pu empêcher l'usurier
Pulpul Singh d'empporter un bien encore plus précieux que sa vie, son
coffre-fort bourré de billets de banque, de bijoux, de montres, de transistors,
de dents en or, et surtout des titres de propriété donnés
en gage par les habitants de l'Orya Basti.